« S’arracher du piège de l’individuel »
Commençons par le commencement : l’incipit du roman. Dans les premières lignes de La Place, Annie Ernaux revient sur ce jour, plus exactement cette heure, où elle a passé les épreuves pratiques du Capes : « Il suffisait de franchir correctement l’heure suivante pour être autorisée à faire comme elle toute ma vie*. » À l’issue de ces épreuves, elle est félicitée par le jury, et obtient du même coup sa nomination en tant que professeure certifiée. Cette « place » désigne, on le comprend, autant un emploi que, de manière plus large, une place dans la société. Mais, très vite, dès le troisième paragraphe, la narratrice en vient à un autre sujet : la mort, « deux mois après, jour pour jour », de son père. À partir de cette mort inaugurale – qu’on pourrait mettre en parallèle avec l’incipit de L’Étranger (« Aujourd’hui, maman est morte ») –, c’est toute une vie que la narratrice va dérouler en une rétrospective minutieuse, de l’enfance de son père (« mon père était enfant de cœur », page 28) à sa vieillesse (« devenu un de ses vieillards alités de l’hospice », page 109). Les mêmes motifs introductifs (la place de professeur, la mort du père) viendront également clore le roman, qui se ferme sur lui-même. On parle alors d’épanadiplose narrative, double ici puisque deux motifs se retrouvent en miroir. Car si la figure du père occupe une place éminemment centrale, le prendre pour unique sujet ne saurait suffire à la romancière : « Par la suite, j’ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégoût au milieu du récit » (page 23) Ainsi Annie Ernaux va-t-elle dépasser le récit personnel pour s’inscrire dans un but plus vaste : dépeindre une condition sociale tout entière et « s’arracher au piège de l’individuel » (page 45).
« Cette moitié du monde pour laquelle l’autre n’est qu’un décor »
Le texte entier s’attache à peindre « la catégorie des gens simples ou modestes ou braves gens » (page 80). Les termes utilisés pour la décrire émailleront d’ailleurs l’ensemble du récit : « paysans », « ouvriers », « péquenots », « braves gens »… Ils s’opposent à la « bourgeoise » qu’est devenue la narratrice : « maintenant, je suis vraiment une bourgeoise […] il est trop tard » (page 23). De cette classe ouvrière – le père étant à dire vrai plus exactement décrit comme « mi-ouvrier mi commerçant » –, La Place décrit avec une précision radiographique le quotidien, les habitudes de vie ou encore les expressions langagières (au moyen de l’italique). Avec l’Histoire en toile de fond (le poujadisme, les guerres, les évènements de l’après-guerre – Annie Ernaux est née en 1940 –, le premier supermarché, etc.), le roman agit comme le révélateur d’une époque et d’une classe sociale.
Il n’y a là ni drame ni épopée. Et c’est bien pour cela que le lecteur, placé face à une réalité sociologique, ne peut rester indifférent.
C’est donc en creux, par un système d’opposition, qu’est dépeint « le monde petit-bourgeois » (page 79). Or ce monde « d’en haut » vers lequel « émigre » la narratrice, et qu’elle évoque par petites touches, perd de sa superbe dès lors qu’on s’y attarde un peu. En effet, que dire du gendre qui évite ses beaux-parents pour des « raisons indicibles », à savoir la différence de classes ? Que dire encore de cette indifférence généralisée où l’on adresse à peine « trois mots de politesse à la concierge » (page 96), où « l’autre n’est qu’un décor ? Un monde qui ne redout[e] aucun regard étranger » (page 96) ? Un monde où triomphent la politesse et l’hypocrisie, les bonnes manières et le mépris : « ces questions posées avec l’air d’un intérêt pressant, ces sourires, n’avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée et de se moucher discrètement » (page 72).
« L’écriture plate me vient naturellement »
Nul pathos dans cette œuvre qui pourtant s’attache à décrire les « misérables » du XXe siècle. Aux antipodes des Misérables de Victor Hugo, le texte ne fait jaillir aucune larme, la description des personnages n’a pas pour but de s’attirer la sympathie du lecteur. Il y aurait de quoi, pourtant, ressentir de la compassion : un père emporté dans la fleur de l’âge, une sœur morte à sept ans de diphtérie, etc. Ces figures familiales, Annie Ernaux les éclaire d’une lumière crue, à la manière d’un anthropologue. Il n’y a là ni drame ni épopée. Et c’est bien pour cela que le lecteur, placé face à une réalité sociologique beaucoup plus vaste, ne peut rester indifférent. La description est « plate », sans fioritures : « L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents » (page 24). À tel point que la narratrice s’étonne même d’avoir « épuré [s]es parents de leurs gestes et de leurs paroles, des corps glorieux » (page 97). On dépasse le particulier pour aller vers le général, et c’est ainsi que l’écriture de soi rend compte d’une société toute entière. Citons à titre d’exemple la description d’une photo qui se conclut de la manière suivante, faisant du souvenir personnel un récit quasi-ethnographique : « On se fait photographier avec ce qu’on est fier de posséder, le commerce, le vélo, plus tard la 4CV, sur le toit de laquelle il appuie une main, faisant par ce geste remonter exagérément son veston » (page 55). On pourrait évoquer une autre raison, plus personnelle, pour justifier le choix de cette « écriture blanche » qui sera consacrée par la critique : « Je leur répondais aussi dans le ton du constat. Ils auraient ressenti toute recherche de style comme une manière de les tenir à distance » (page 90). Bien que la narratrice ait « émigré vers le monde petit-bourgeois » (page 76), on peut lire dans ce choix d’écriture une forme d’hommage à sa famille, à son père décédé. Ainsi Annie Ernaux, loin de renier ses origines familiales, leur donne dans La Place une dimension sociologique universelle.
*Les pages indiquées dans cet article correspondent à l’édition Gallimard, collection « Folio ».
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